Établis depuis environ 120 ans au travers de l’Europe (entre autres), les régimes démocratiques « modernes » reposent sur le recours régulier aux élections des dirigeants par le peuple. Loin d’être parfaits, en raison notamment des différents modes de scrutin utilisés et des différents types de régimes retenus suivant les pays, ces régimes démocratiques ont toutefois réussi à acquérir leurs lettres de noblesse, jusqu’à faire office d’incontestable « moins pire des solutions » dans l’imaginaire commun. Dans le même temps, l’aventure démocratique populaire s’est accompagnée d’un formidable développement dans le domaine de l’information et des avancées technologiques (impressions, transports, télécommunications), venant répondre aux besoins manifestes d’informer l’électeur. C’est ainsi qu’émergea un nouveau secteur économique, la Presse, dont la montée en puissance politico-financière, n’aura d’égale que celle de son influence sur l’électeur.
Montesquieu 2.0
De nouvelles avancées techniques, avec notamment le bond technologique qu’a pu constituer l’adoption massive d’Internet, et peut-être aussi un certain sens de l’Histoire, dirons-nous, ont permis à la Presse de développer son influence sur l’électeur à un point tel qu’elle a incontestablement endossé le costume de 4eme Pouvoir (en plus des traditionnels Pouvoirs Judiciaire, Législatif et Exécutif). En effet, l’Information permet dorénavant de rendre compte instantanément de tout ce qui se passe, influence le choix de l’électeur, et donc participe à la bonne marche de la démocratie. Face au risque d’une prise de contrôle par l’un des trois Pouvoirs traditionnels qui mettrait en péril l’équilibre démocratique, son indépendance et sa prise en considération en tant que Pouvoir à part entière s’avère nécessaire et indispensable.
Or, force est de constater que cette exigence d’indépendance n’est pas réellement respectée. En effet, l’écrasante majorité (pour ne pas dire la totalité) des organes de Presse sont financièrement dépendants de la manne de puissances industrielles et financières, dont les intérêts politiques ne peuvent garantir un niveau d’indépendance suffisant. Il s’avère donc que le Pouvoir Médiatique devrait se munir des mêmes dispositions d’exercice et d’indépendance que le Pouvoir Judiciaire. Et cela inclurait bien évidemment l’exigence d’un code de déontologie adapté à l’importance de leur activité, et dont le respect serait juridiquement engageant pour ses protagonistes (les journalistes). Tout comme le financement du Pouvoir Judiciaire est assuré par un ministère régalien et indépendant (ministère de la Justice), un ministère de l’Information permettrait d’assurer la fonction régalienne d’informer dans le respect d’une charte de déontologie assurant devant la Loi la Qualité de l’information délivrée (équilibre, vérification, etc…). Il n’y a pas d’autre choix qui ne mène inexorablement à la soumission du Pouvoir Médiatique aux intérêts politico-financiers, faisant de facto basculer notre régime démocratique déjà fragile dans une forme de dégénérescence oligarchique (voire ploutocratique). En effet, les puissances industrielles et financières usent de leur main mise sur la Presse afin de porter au Pouvoir leur représentant, qui, une fois élu, est systématiquement tenu de renvoyer l’ascenseur.
La société démocratique « moderne », telle que nous la concevons est ainsi vouée à une rupture dans son évolution. En effet, la concentration des intérêts industriels résultant de la mondialisation en marche de l’économie, couplée aux évolutions technologiques, font maintenant de la Presse (qu’ils contrôlent) le paradigme absolue capable d’injecter la représentation souhaitée du monde dans les esprits du peuple. Face à l’accaparement d’un tel pouvoir, qui s’ajoute au contrôle plus ou moins direct exercé sur la classe politique « de gouvernement », l’idée originelle de Démocratie, en tant que régime permettant le contrôle par le peuple (i.e. les électeurs) de sa destinée, se trouve vidée de sa substance essentielle. Cette évolution inexorable, par le simple exercice des forces naturelles de domination alliées aux progrès technologiques nous fait ainsi rentrer dans ce qu’il convient de nommer l’ère post-démocratique.
Celle-ci se caractérise, entre autres, par :
– la fin des idéaux fondateurs de la démocratie « moderne », avec en point d’orgue le vote sur le referendum sur l’adoption de la Constitution Européenne en 2005. Malgré son rejet massif par le vote populaire, celle ci, fut adoptée dans les grandes lignes par voie parlementaire en 2007, matérialisant ainsi la trahison des élus à leur fonction de représentation du peuple. Depuis lors, il est évidemment exclu de recourir une nouvelle fois à l’expression démocratique par excellence qu’est le referendum.
– la distance croissante entre les élections populaires et la désignation des gouvernants du peuple. En effet, le véritable Pouvoir Législatif (et en partie Exécutif) de la France est la commission européenne, dont les membres sont désignés par les chef d’États européens. Les français élisent donc un homme (le président de la République) qui représente 1/28ème de la décision sur la nomination des commissaires européens. Sachant que cette commission européenne édicte seule (ou plutôt sous l’influence des lobbies bruxellois) l’ensemble des directives européennes qui, une fois passées par le bureau d’enregistrement qu’est le parlement européen, sont validées par le Conseil de l’Europe (un ministre par pays, donc un ministre français, qui représente 1/28ème des décideurs). Edit : Dernière manifestation de la supériorité de l’Exécutif Européen sur les élus français avec la lettre de mise en garde de la commission européenne concernant le projet de budget 2015 de la France (lettre à propos de laquelle on saluera la volonté affichée par F. Hollande de la tenir secrète, dans la plus pure tradition post-démocratique).
– un détournement du sens et un renversement des valeurs afin de préserver le droit de se définir comme « démocratique », même si il ne l’est plus dans les faits. Ainsi, on pourra par exemple noter sur l’un des sites officiels de l’EU concernant la législation européenne (ici), la phrase suivante : « Les traités européens sont le fondement de l’Union européenne: toute action entreprise par l’UE découle de ces traités, qui ont été approuvés librement et démocratiquement par tous les États membres ». Ce qui est évidement un renversement total de la signification du fait démocratique puisque, comme rappelé précédemment, l’adoption du Traité de Lisbonne en 2007 suite à son rejet en 2005 lors du referendum illustre à elle seule le mensonge d’une telle affirmation, et donc ce que le régime incarne de post-démocratique.
– une déconnexion totale entre les élus, tenus par leur engagement de renvoyer l’ascenseur à leurs promoteurs de toujours, et les électeurs. En cela, le quinquennat de Hollande marque un point de rupture puisqu’il montre à quel point le système peut mettre à sa tête un personnage qui n’a finalement le soutien que de 15 à 20% de la population. Cette évolution marque l’infléchissement final matérialisant la transition du régime de démocratie « moderne », vers celui de post-démocratie, au sein duquel la souveraineté populaire n’est plus qu’un concept abstrait vidé de toute manifestation politique pratique.
– enfin, impossible de ne pas évoquer le feu d’artifice post-démocratique que constitue l’élaboration du TAFTA (accord de libre échange trans-atlantique), dont les négociations se passent en secret entre une poignée de technocrates bruxellois et leurs homologues de Washington, sans même que F. Hollande ou tout autre représentant du peuple français ne puisse avoir accès au moindre détail. Véritable hold-up sur la destinée sociale, économique et culturelle du peuple, l’accord, qui n’aurait bien entendu aucune chance d’être adopté en régime démocratique, entérinera dans le marbre les rêves les plus fous des partisans de la doxa ultra-libérale, qui eux ont certainement compris avant tout le monde l’intérêt de la post-démocratie.
Souveraineté populaire vs. autoritarisme libéral
Fruit d’une dynamique de domination dans l’exercice des Pouvoirs, cette post-démocratie ne semble d’ailleurs pas une fin en soi. Il semble raisonnable de penser qu’elle ouvre la voie, en raison des mécaniques de maintien de l’ordre établi et de préservation des privilèges, à une forme d’autoritarisme physique et moral d’essence Orwellienne envers les populations privées de leur souveraineté démocratique, mais abreuvées d’exutoires jubilatoires à même de cristalliser leurs crispations, voire leur colère : le divertissement orgasmique (sexe, violence, et argent), la dépendance hystérique à l’hyper-abondance matérielle, et en dernier recours, la guerre.
Néanmoins, il convient de noter qu’une alternative reste possible face à l’évolution inexorable dans la post-démocratie : il s’agirait de créer les conditions d’une rupture institutionnelle permettant l’émergence d’un régime néo-démocratique. Cette néo-démocratie aurait comme présupposé la séparation des 4 Pouvoirs, y compris le Pouvoir Médiatique, condition nécessaire comme nous l’avons vu afin de ne pas courir le même risque de dégénérescence subi par la démocratie « moderne ». Ce régime devra aussi se donner les moyens de dépasser la démocratie « moderne » en adoptant des dispositions à même de rendre au peuple, c’est-à-dire à l’électeur, sa souveraineté, et donc de lui permettre de rendre compte de son expression collective en tant que véritable poumon de la société. A ce titre, il est toujours bon de rappeler que la Suisse et son système de votation reste le dernier bastion de démocratie réelle parmi nos sociétés occidentales. A défaut de copier totalement ce qui ne peut l’être, ne convient-il pas tout du moins de s’en inspirer?
A l’heure où le débat sur la 6ème République s’installe de plus en plus dans le paysage politique français, il sera primordial de voir si celle-ci ne sera envisagée qu’en tant qu’entreprise de validation du transfert de notre régime vers la post-démocratie, ou bien si elle sera la bouée de sauvetage institutionnelle à même de nous arrimer à la néo-démocratie, avec comme point de départ la ratification du pré-requis absolu de la séparation des 4 Pouvoirs.